jeudi 1 décembre 2011

Le dernier rendez-vous

Comme tous les jeudis de cet automne-là, j’avais pris, à Garlin, la route humide, glissante et sinueuse de Castetpugon. Comme tous les jeudis, j’avais regardé vers la réserve au bord du Leez, puis j’avais grimpé la côte rude de Portet , le cœur plein d’amour et d’appréhension. Et cet après-midi-là, j’avais accompagné mon père jusqu’à sa palombière, dans le bois de Lavielle. Nous avions descendu le chemin à pas lents. De temps en temps, il s’arrêtait pour me désigner un arbre où se posaient parfois les palombes, où son chien, un jour, avait levé une bécasse, où enfin il avait raté une occasion magnifique. Je le savais, ces arrêts étaient des prétextes pour se reposer un peu et reprendre son souffle. À mi-côte, nous quittâmes le chemin pour nous enfoncer dans le sous-bois. Le soleil faisait miroiter les feuilles roussies et dorées de cette fin octobre. L’air se fit plus lourd et nous eûmes presque trop chaud tout à coup sous nos vestes de chasse. Soudain, l’espace s’élargit et la palombière nous apparut, avec son entrée mystérieuse, camouflée sous les fougères fraîchement cueillies. C’était toujours pour moi une émotion de retrouver cet abri, ce refuge sylvestre propice aux rendez-vous avec la nature, les oiseaux, les migrations. Je vis, sur un arbre tout proche, les câbles et les ficelles des appeaux que son ami Claude installait quelquefois tout là-haut dans les branches. Avant de s’engouffrer sous la voûte de fougères, mon père s’arrêta, comme pour vérifier que tout était bien en place et regarder une dernière fois le ciel bleu, là-bas sur le Vic-Bilh. Nous parcourûmes le long couloir, troué çà et là de rais de lumière, dans l’odeur prégnante des fougères. Quand nous fûmes arrivés à l’endroit où les couloirs se croisent, mon père s’assit sur son tabouret et je grimpai dans la petite tour de guet. De mon observatoire, je scrutai fiévreusement les branches des chênes au-dessus de nous. Un coup de fusil au loin fit s’envoler quelques palombes. Elles voletèrent un peu puis se reposèrent. J’essayai, en vain, de les distinguer entre les feuilles. Un avion passa, qui provoqua lui aussi un émoi et quelques bruissements d’ailes. Soudain, un petit vol arriva vers nous et quelques-unes vinrent se poser au-dessus de la cabane. Mais elles voletaient de branche en branche, inquiètes, nerveuses, insaisissables. Nous n’osions même plus chuchoter de peur de les effrayer. Un coup de fusil les fit toutes s’envoler dans un bruissement de soie déchirée. Le scénario se reproduisit une ou deux fois, faisant battre nos cœurs, puis tout se calma. Il était temps de rentrer. Une dernière fois mon père embrassa du regard les arbres, le ciel, la forêt, tout ce qui avait été la passion de sa vie. Après quelques pas, je pris son fusil, trop lourd pour son dos fatigué et ce faisant, j’endossai toute sa peine et sa douleur, pour moi. Fin février, alors qu’il allait la quitter pour toujours, les grues vinrent dessiner de grands cercles au-dessus de la maison comme pour le saluer et annoncer le retour des migrations. Christiane Pelay

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